1997 – Humanité et sacerdoce- P. Le Goëdec
Voici que l’œuvre spirituelle et la vie de Sœur Marie de la Trinité prennent une signification et une importance singulières en ce siècle. Quelle lumière originale offre-t-elle sur la vie chrétienne ? Les premiers moments de la découverte sont sélectifs. Les portes s’ouvrent selon l’attente propre à chaque lecteur qui discerne la manière quasi-utilitaire ce qui retiendra, au moins dans un premier temps, son intérêt et guidera ses premiers pas.
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Pour un prêtre, curé de paroisse, attentif au sens de son sacerdoce dans la manière de le vivre et de le comprendre, l’attention est très vite sollicitée par la spiritualité sacerdotale de Sœur Marie de la Trinité. Le chemin qui s’ouvre est inattendu et le déplacement est complet qui mène le pasteur avec ses questions sur le sens de son ministère vers une méditation plus large sur la vie chrétienne et le sens sacerdotal de toute vie baptismale. L’attrait spécifique du pasteur en sa mission est entraîné vers un autre sens du sacerdoce qu’il partage avec tous les baptisés.
Cette vision de Sœur Marie de la Trinité est novatrice et anticipatrice. Les texte concernés datent des années 1941-45. Certes les travaux de théologiens en particulier du Père Congar vont explorer la place et l’importance des laïcs dans l’Eglise. Certes le Concile Vatican II les consacrera et remettra en honneur le sacerdoce commun des fidèles en soulignant leur dignité dans un « peuple de prêtres, de prophètes et de rois ». Mais l’usage à nouveau de la formule reste incantatoire sans préciser la consistance propre de chacun des termes et sans que cela devienne une véritable spiritualité qui anime l’expérience chrétienne modelée en son art de vivre, de se comprendre et de prier par une réelle intégration au sacerdoce du Christ.
Avec 20 ans d’avance et une grande liberté d’expression Sœur Marie de la Trinité s’avance sur ce chemin-là. Elle le fait non pas de manière marginale et adjacente mais en intégrant cette réalité sacerdotale de la vie baptismale à notre vocation de devenir « fils dans le Fils ».
Voilà qui attire l’attention du prêtre et du chrétien sur son œuvre qui donne une densité spirituelle au « sacerdoce personnel » de tous les baptisés.
L’autre aspect qui attire et impressionne dans la vie de cette femme et de cette religieuse vient de son passage par la souffrance et de la déréliction, passage qui selon ses écrits n’est pas sans lien avec les grâces qu’elle a reçues. En effet Marie de la Trinité, dès l’année 1945, souffrit de troubles psychologiques graves. Faut-il parler de névrose ou de dépression profonde ? Dans les faits, ce temps la mure dans la solitude, elle est dans l’impossibilité de prier, toute activité lui est extrêmement difficile. Une fatigue extrême la plonge dans une sorte d’impossibilité à vivre. C’est une période extrêmement dure pour elle et pour son environnement. Elle en parle ainsi dans une lettre à Mère Saint-Jean du 27 janvier 1944 : « II me semble quelquefois que je suis enterrée vivante et que je concours moi-même à cet enterrement. Comme une pierre jetée au fond de l’eau […]. Du reste, il y a 2 ans et demi (déjà) en juin, à l’octave de la Sainte Trinité une fois reçue la miséricorde du Seigneur, j’éprouvais que j’avais reçu un corps de mort (spirituellement) et que j’allais devenir inutilisable ».
Elle demandait à être relevée de ses importantes fonctions dans sa congrégation naissante. Erreur de discernement ou impossibilité majeure, cela ne sera effectif qu’en 1942 pour la charge de maîtresse des novices et en 1948 pour celle d’asssistante générale.
Elle a fait une relation écrite impressionnante de cette période de sa vie. Elle l’appelle « l’Epreuve de Job ». Elle expérimente l’extrême faiblesse et le dévouement radical de la condition humaine. C’est sa « descente aux enfers », sa manière d’être associée à la passion du Christ.
De cette épreuve de Job, elle sortira cependant après l’essai de diverses thérapies et une cure analytique de trois ans. A la faveur d’une cure de sommeil interrompue au bout de treize jourspar le choc d’un incendie dans sa chambre d’hôpital, elle retrouve progressivement la santé, sa guérison devient plus complète avec l’aide d’une nouvelle psychiatre et grâce à de nouveaux traitements.
Quel lien cette « épreuve de Job » a-t-elle avec l’ensemble de son œuvre ? Quelle influence exerce-t-elle sur sa spiritualité ? Des études plus approfondies que celle-ci devront le préciser par le dépouillement compétent des textes. Signalons au moins deux conséquences majeures de cet épisode : Marie de la Trinité gardera dans les études de psychologie qu’elle entreprend alors et dans ses travaux une grande attention à ce lien de l’expérience chrétienne où se conjuguent l’univers psychologique des êtres et leur quête de Dieu dans leur vocation religieuse et sacerdotale. Quand elle parle du Fils Incarné, de son humanité et de sa relation au Père nous n’oublierons jamais que l’incarnation a eu pour elle cette forme de déréliction et qu’elle a partagé sous ce mode le destin de l’humanité souffrante. Cela donne une densité singulière à la perspective sacerdotale de toute vie chrétienne.
En effet dans la variété des usages du mot sacerdoce dans l’oeuvre de Marie de la Trinité, celui-ci désigne d’abord le sacerdoce du Christ … plus exactement, le sacerdoce du Verbe Incarné. En ce qu’il est comme Fils, en sa très sainte humanité, le Christ saisit toute l’humanité pour la ramener vers le Père et vers sa gloire. C’est cela son sacerdoce : « Le Verbe Incarné ayant reçu du Père toute la Déité dans la filiation a voulu et a pu ramener au Père toute l’humanité dans son sacerdoce ». En ce mouvement sacerdotal, se réalise l’assomption de l’humanité en la personne du Verbe au sens où il l’assume et lui imprime ce mouvement qui est d’« être vers le Père ». Les prépositions utilisées sont importantes. En la personne du Christ se réalise cette orientation sacerdotale qui est « vers le Père ». Le rapprochement s’impose avec le 1er verset du prologue de Jean : « Le Verbe était tourné vers Dieu » (îtpôç tôv 6eôv). Le Verbe incarné accomplit son sacerdoce par l’oblation qu’il fait de l’humanité à son Père. En lui s’accomplit notre divinisation, Marie de la Trinité parle de l’incarnation rédemptrice et divinisante.
Le sacerdoce des baptisés est réel et personnel. Il désigne la réalité de leur vie baptismale, en leur personne de fils dans le Fils, ils participent réellement au sacerdoce du Christ. Avec Lui toute forme d’humanité, concrète et expérimentale est saisie dans cette oblation sacerdotale pour être ramenée vers Dieu et vers sa Gloire. Il s’agit d’être « une vivante offrande à la louange de sa gloire ».
Selon les propres mots de Marie de la Trinité « c’est vraiment l’humanité réelle – si pécheurs que nous soyons, pleinement conscients de notre culpabilité, nous sommes gratifiés par grâce des dons de filiation et de sacerdoce, dans notre état même de déchéance et de faiblesse morale. A proportion même de notre indigence et de notre dissemblance, nous pouvons, avec le Christ, ramener l’humanité vers le Père. » Avec de telles formules comment oublier l’épreuve de Job.
Cette spiritualité sacerdotale de la vie baptismale intègre une certaine relation au Christ. Celui-ci n’a pas l’extériorité d’un modèle qu’il conviendrait d’imiter, la relation n’est pas celle du disciple à son maître, elle est une réelle intégration au Fils dans son sacerdoce, elle incorpore réellement le baptisé au Verbe Incarné par ce même corps d’humanité. La vie chrétienne est sacerdotale, la prière est sacerdotale au sens johannique du terme.
Qu’en est-il du sacerdoce ministériel des prêtres ?
Une précision de vocabulaire s’impose : quand Marie de la Trinité parle du sacerdoce personnel et réel il s’agit toujours du sacerdoce des baptisés. Autrement elle parle du sacerdoce ministériel ou rituel (sic).
Le déplacement de perspective est majeur. Il s’écarte d’un usage abusif du mot sacerdotal quand il est exclusivement appliqué au sacerdoce ministériel. Contre cette sorte de confiscation du mot, Marie de la Trinité ouvre les portes d’une véritable spiritualité sacerdotale pour tous les baptisés si l’on entend par spiritualité, une manière particulière de structurer l’expérience chrétienne.
Les prêtres, ainsi, ne doivent pas perdre de vue qu’ils sont des baptisés vivant avec les autres baptisés cette orientation fondamentale de l’humanité vers Dieu qui est sacerdotale. Autrement ils seraient en danger de rester extérieurs à l’expérience première de leur sacerdoce. Ils sont en danger de le laisser stérile en eux-mêmes et ce faisant de ne pas en ouvrir la porte à tous les baptisés.
Prêtres : leur sacerdoce est aussi ministériel c’est-à-dire celui des serviteurs. Le service n’est pas celui de fonctions ou de tâches mais il les configure au Christ serviteur et serviteur souffrant. Le texte emblématique pour le sacerdoce ministériel est le récit du lavement des pieds.
Le ministère du prêtre ne le situe pas à l’inter-face entre le peuple des baptisés et Dieu. Son service n’est pas une fonction d’intermédiaire. Il ne s’interpose pas : « Pas de dépendance des fils à l’égard des serviteurs ». La seule dépendance légitime est à l’égard du Père. Le prêtre est au service du déploiement de la vocation et de la vie sacerdotale de tous les baptisés. Sa mission est de leur venir en aide pour leur relation au Père : jamais de substitution ni d’interposition.
Pour Marie de la Trinité le sacerdoce ministériel spirituellement lié à la figure du Christ Serviteur a une orientation spécifiquement ecclésiale. Il est là pour faire vivre l’Eglise par l’ordre sacramentel mais aussi pour les structures et institutions ecclésiales. Il est lié à la visibilité de l’Eglise pour sa vie concrète et historique.
Signalons l’interprétation originale que fait Marie de la Trinité de la fameuse expression « Sacerdos in acternum » « Prêtre pour l’éternité ». D’une façon inhabituelle mais qui n’étonne plus quand on a approché son œuvre, cette expression ne s’applique pas au sacerdoce ministériel ni aux prêtres en tant que tels. Alors même qu’elle a été utilisée en abondance pour désigner le caractère de l’ordination sacerdotale, cette expression désigne pour Marie de la Trinité, comme dans l’Ecriture, le sacerdoce éternel du Verbe Incarné auquel participent tous les baptisés par leur sacerdoce réel et personnel.
Jacques Legoëdec
[1] Je dis à Sœur Christiane Sanson toute ma gratitude. Elle m’a fait découvrir l’œuvre de Marie de la Trinité. Elle m’a confié certaines lettres et manuscrits. Elle a retranscrit, corrigé et complété le texte de cette conférence. Elle veille aux archives de Sœur Marie de la Trinité et à son rayonnement. Qu’elle soit remerciée !